Dimanche 23 septembre au matin, pour commémorer les 75 ans de la liquidation du ghetto juif, les 23 et 24 septembre 1943, une poignée de descendants des quelques survivants se relaient au pupitre de la synagogue Choral, la seule d’importance qui demeure à Vilnius, pour lire les noms des disparus. Sur les 57 000 personnes qui y sont passées, seulement 2 000 ont survécu. Entre 1941 et 1943, l’occupant nazi, parfois secondé par la population locale, a éradiqué l’essentiel du judaïsme lituanien (estimé à 210 000 personnes), centre intellectuel, culturel et religieux majeur d’Europe de l’Est. Un tiers de la population de Vilnius était juive, parfois davantage dans d’autres villes. « Nous, les survivants, nous sommes des accidents, nous ne sommes pas censés exister », résume Faina Kuklianski, la présidente de la communauté juive de Lituanie, devant la petite assemblée.
Dans l’après-midi, au second jour de sa visite dans les pays baltes, le pape François s’est recueilli devant le monument des victimes du ghetto. Puis il s’est rendu au musée des occupations et des luttes pour la liberté, où il a prononcé une prière. Ce bâtiment massif fut successivement le siège de la Gestapo puis du KGB, pendant les occupations allemande et soviétique. Le pontife unissait ainsi les mémoires de deux tragédies du vingtième siècle, dans un pays où la lecture de l’histoire, et notamment le rôle d’une partie de la population dans l’extermination des juifs, est un sujet sensible. Faina Kuklianski dit se réjouir de la visite du pape argentin, un « mensch » (un homme bien, en yiddish) dont elle apprécie « les efforts en faveur des droits humains ».
Cinq mois de négociations
Mais la présidente de la communauté juive de Lituanie ne cache pas qu’elle a dû déployer des efforts pour que le Vatican honore la commémoration de la liquidation du ghetto, en ce jour anniversaire. « Cela m’a pris cinq mois de négociation avec l’Eglise pour les persuader de venir, affirme-t-elle. Nous souhaitions qu’il rende hommage à l’emplacement du ghetto et à Ponary [une forêt proche de Vilnius, où quelque 60 000 juifs ont été assassinés par balle sous la direction des nazis}. Je suis heureuse de cette prière silencieuse. Le pape a beaucoup à dire à notre Eglise catholique, sur leur comportement pendant la guerre comme au sujet des justes parmi les nations [les non juifs qui ont sauvé des juifs]. » De fait, une première version du programme papal, qui profite des 100 ans de la proclamation d’indépendance des pays baltes pour faire sa visite, ne comprenait pas la prière devant la stèle, ajoutée in extremis.
Le pape François a cependant eu des mots forts, dimanche matin, pour rappeler la tragédie de l’extermination. « Faisons mémoire de cette époque », a-t-il dit à Kaunas, la deuxième ville du pays où quelque 35 000 juifs ont été exterminés, demandant à Dieu de pouvoir « découvrir à temps tout nouveau germe de cette attitude pernicieuse, toute atmosphère qui atrophie le cœur des générations qui n’en ont pas fait l’expérience et qui pourraient courir derrière ces chants des sirènes ».
Auparavant, dans l’homélie prononcée devant quelque 100 000 fidèles réunis pour une messe au parc Santakos, dans cette même ville, il avait adjoint à cette mémoire celle de la déportation dans des camps sibériens de dizaines de milliers de Lituaniens par l’occupant soviétique et la répression sur place de beaucoup d’autres, entre la fin de la seconde guerre mondiale et la chute de l’Union soviétique, au début des années 1990. « Les générations passées ont été marquées par le temps de l’occupation, l’angoisse de ceux qui étaient déportés, l’incertitude pour ceux qui ne revenaient pas, la honte de la délation, de la trahison. (…) Kaunas connaît cette réalité ; la Lituanie entière peut en témoigner avec un frisson au seul fait de nommer la Sibérie, ou les ghettos de Vilnius et de Kaunas, entre autres ».
« Devenir un pont qui unit l’orient et l’occident de l’Europe »
Tout au long des deux jours passés en Lituanie, le pape François a demandé aux Lituaniens de connaître cette mémoire douloureuse pour en faire non pas un facteur d’amertume, mais un moteur pour traiter les problèmes d’aujourd’hui sans les démons du passé. « Ceux qui n’acceptent pas de guérir la mémoire de leur histoire, peut-être justement pour cela, ils n’acceptent même pas de s’investir dans le travail présent, a-t-il dit dans son homélie. Et alors on discute sur celui qui a davantage brillé, qui a été le plus pur dans le passé (…) Et ainsi nous nions notre histoire (…) C’est une attitude stérile et vaine, qui renonce à s’impliquer dans la construction du présent. »
La veille, il avait adressé un message similaire lors d’une rencontre avec les jeunes, à Vilnius. Il les avait engagés à « ne pas oublier les racines de [leur] peuple », à faire leur l’histoire des générations précédentes sans pour autant faire de « l’identité » un poison pour l’avenir. « Notre vraie identité, leur a-t-il dit, présuppose l’appartenance à un peuple. Il n’y a pas d’identité “de laboratoire”, ni d’identité “distillée”, ni d’identité “de sang pur”. » De la même manière, devant les autorités politiques, à son arrivée, samedi matin, il avait souligné que, par le passé, la Lituanie avait su « offrir l’hospitalité, accueillir, recevoir des peuples de diverses ethnies et religions ».
« En regardant la situation mondiale dans laquelle nous vivons, où les voix qui sèment la division et l’affrontement deviennent nombreuses, ou bien qui proclament que l’unique manière possible de garantir la sécurité et la survie d’une culture réside dans l’effort pour éliminer, effacer ou expulser les autres, avait-t-il ajouté, vous, Lituaniens, avez une parole originale à apporter : accueillir les différences, (…) devenir un pont qui unit l’orient et l’occident de l’Europe. »
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